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Eucharistie, bonheur des pauvres et espérance du Royaume qui vient
Dans un article précédent, j’ai voulu montrer comment la célébration de l’Eucharistie est pour nous une école de maturité spirituelle, et donc de croissance dans les vertus théologales de foi, d’espérance, de charité. J’ai commencé par évoquer de quelle manière elle nous éduque à un regard de foi, et nous fait expérimenter combien celle-ci nous donne véritablement accès aux réalités les plus belles et les plus fécondes.
Je voudrais maintenant m’intéresser à la deuxième vertu théologale et dire quelques mots à propos du lien entre eucharistie et espérance.
L’espérance est l’attente confiante de la réalisation des promesses de Dieu. Elle nous tourne joyeusement vers le monde à venir, la gloire dont nous sommes héritiers dans le Christ, gloire sans commune mesure avec les souffrances du temps présent. L’espérance est aussi cette vertu qui nous amène à nous accepter pauvre, à ne jamais nous inquiéter ni nous décourager de nos faiblesses, mais à tout attendre de la miséricorde et de l’amour de Dieu. Approfondissons ces deux aspects, en commençant par le second.
Espérance et pauvreté spirituelle
L’espérance est cette attitude de cœur qui nous fait tout attendre du don de Dieu, dans la pauvreté spirituelle acceptée et dans la confiance. Je crois que cette attitude s’exprime et se vit de manière tout à fait privilégiée dans la célébration et l’adoration de l’Eucharistie.
Pour bien comprendre cela, il faut réaliser le lien étroit qui existe entre la pauvreté et l’espérance. On ne peut vraiment « entrer dans l’espérance », selon l’invitation de Jean-Paul II, que si l’on est pauvre de cœur. Tant que nous avons des richesses auxquelles nous nous accrochons, des sécurités et des appuis humains dans lesquels nous mettons notre confiance, nous ne pouvons pas vraiment pratiquer l’espérance, qui consiste à ne compter que sur Dieu seul. C’est pourquoi, dans sa pédagogie, Dieu permet parfois que nous passions par des appauvrissements, la perte de certaines sécurités, voire même des chutes lamentables, pour apprendre finalement à ne compter que sur Lui et sa miséricorde. Pierre en est un bon exemple : il aura fallu son reniement lors de la Passion pour qu’il apprenne à s’appuyer non plus sur ses vertus, son propre courage, ses élans d’enthousiasme humain, mais sur le seul amour de Jésus.
Même dans le domaine spirituel, nous sommes toujours tentés par la richesse : nous voudrions être sûrs de nous-mêmes, avoir des « stocks » abondants de grâce, de vertus, de formation, de sagesse sur lesquels nous appuyer pour affronter tranquillement les difficultés de la vie. Mais, par définition même, la grâce ne se met pas en réserve ! Elle se reçoit humblement jour après jour. Elle est comme la manne qui nourrissait les hébreux dans le désert : quand on voulait en faire des provisions, elle pourrissait. Il fallait la recueillir chaque jour. Je ne dis pas qu’il ne faille pas exercer la vertu et acquérir des compétences, mais il ne faut pas s’y appuyer et en faire une sécurité. Dans le « Notre Père », quand nous confions à Dieu nos nécessités (qu’il connaît mieux que nous-mêmes !) nous ne lui demandons pas des réserves de pain : nous lui demandons le pain de chaque jour, le nécessaire pour aujourd’hui, en oubliant le passé, et sans nous inquiéter du lendemain. « A chaque jour suffit sa peine, demain s’inquiétera de lui-même » nous dit l’Évangile1 .
Entrer dans l’espérance implique donc d’accepter sa faiblesse et sa pauvreté, de vivre dans une sorte de précarité permanente, sans appui humain vraiment satisfaisant ni en nous-mêmes ni en dehors de nous, et en même temps dans une confiance sans limite dans la fidélité et la bonté de Dieu. Cette attitude est en fin de compte source de beaucoup de liberté et de joie. De liberté : tant qu’on s’appuie sur des richesses propres, on sera toujours travaillé par une certaine inquiétude, la peur de perdre tel ou tel appui, la tentation de calculer et de mesurer sans cesse, et on ne sera pas vraiment libre. De joie : si on attend tout de Dieu, ce sera un bonheur que de faire l’expérience concrète de sa fidélité et de recevoir de sa main jour après jour tout ce qui est nécessaire… Joie de tout recevoir gratuitement de la main de Celui qui nous aime et que nous aimons. Le cœur se remplit ainsi de gratitude et d’amour. Thérèse de Lisieux disait : « On éprouve une si grande paix d’être absolument pauvre, de ne compter que sur le Bon Dieu »2.
Eucharistie, richesse des pauvres.
Tout ce que nous venons de dire trouve un terrain d’application privilégié dans notre manière de vivre l’Eucharistie. Elle est cette manne qui, dans le désert de la vie, nourrit notre indigence, et nous donne jour après jour exactement ce qui nous est nécessaire, ni plus ni moins. La liturgie de l’Eglise a toujours aimé utiliser comme chant de communion le psaume 23, Le Seigneur est mon berger. Beaucoup des versets de ce psaume peuvent être interprétés en lien avec le mystère eucharistique. On y trouve le repas, la coupe : « Devant moi tu apprêtes une table face à mes adversaires, d’une onction tu me parfumes la tête, ma coupe déborde » … On y trouve aussi la joie de la présence divine : « Grâce et bonheur m’accompagne tous les jours de ma vie, ma demeure est la maison du Seigneur, en la longueur des jours »4.
Le psaume 23 commence par ces paroles : Le Seigneur est mon berger, je ne manque de rien. Une des plus belles prières que nous puissions faire quand nous avons communié est de répéter cette phrase dans une attitude de grande foi. Affirmer que, grâce à cette communion, je ne manque de rien. Je suis certain que Dieu m’y a donné absolument tout ce qui m’est nécessaire pour ce que j’ai à vivre aujourd’hui. « L’Eucharistie est le don de Dieu dans sa plénitude, elle nous communique tout ce dont nous avons besoin pour accomplir la volonté de Dieu en nous donnant nous-mêmes » dit le père Jean-Claude Sagne5. Si nous avons cette foi, Dieu répondra à notre confiance, et nos communions seront bien plus fécondes. « Qu’il te soit fait selon ta foi ! » dit souvent Jésus dans l’Évangile6.
Paul nous dit dans la deuxième lettre aux Corinthiens : « Vous connaissez, en effet, la générosité de notre Seigneur Jésus Christ, qui pour vous s’est fait pauvre, de riche qu’il était, afin de vous enrichir par sa pauvreté »7 . Nulle part davantage que dans l’Eucharistie, ne resplendit ce mystère d’amour de Dieu qui se fait incroyablement pauvre pour nous, et qui nous enrichit de la plénitude de son amour et de sa vie. Admirable échange où la pauvreté de Dieu devient notre richesse !
Je crois que dans l’adoration eucharistique, le fait pour nous de nous tenir comme des pauvres devant Jésus si pauvre – nous n’avons pas grand-chose d’autre à y faire – nous aide peu à peu à nous accepter pauvre, et transfigure notre pauvreté en un lieu d’accueil du don de Dieu, qui est en définitive notre seule richesse. Le père Sagne a cette phrase très belle à propos de l’adoration : « Source et aboutissement de toute prière chrétienne, l’adoration est l’engagement de la personne elle-même, là surtout où l’on a pu toucher du doigt la limite des actes et des paroles. L’adoration se déploie sur un fond de pauvreté consentie… L’adoration est la prière du pauvre : ‘Ouvre grand ta bouche et moi je l’emplirai’ (ps 80,11) »8.
Eucharistie et espérance du Royaume
Quand Pierre s’adresse aux chefs des Églises – dont il fait partie –, il rappelle que le responsable d’Église, avant d’assumer un ministère, est d’abord quelqu’un qui a vécu une expérience spirituelle : « Je fais partie des anciens, je suis témoin de la passion du Christ et je communie à la gloire qui va se révéler »9. Il a connu l’amour fou de Dieu manifesté dans les souffrances du Christ, et cela l’amène à vivre dans une pleine espérance de la gloire et de la beauté du monde à venir.
Or, ces deux réalités, nous les trouvons dans l’Eucharistie. Elle est le mémorial qui rend aujourd’hui actuelle la passion du Seigneur (lors de chaque messe nous sommes mystiquement contemporains de la Croix), mais elle est aussi la présence anticipée du monde à venir. L’Eucharistie nous fait communier aux souffrances de Jésus, et nous fait communier à la gloire et au bonheur du monde à venir. Elle oriente et nourrit l’espérance du chrétien. Elle intensifie en lui le désir de la Parousie. « Nous espérons le bonheur que tu promets et l’avènement de Jésus-Christ notre Seigneur », dit la liturgie eucharistique après le Notre Père. L’Eucharistie célébrée avec ferveur fait que cette espérance devient de plus en plus une certitude qui nous fortifie dans nos engagements ici-bas. Rien de plus mobilisateur que l’espérance ! Au contraire le manque d’espérance, le désespoir et l’inquiétude, ont vite fait de diminuer la générosité de l’amour.
Dans sa lettre apostolique, Mane nobiscum Domine, le Saint Père dit : « Tandis qu’elle rend présent le passé, l’Eucharistie nous tourne vers l’avenir de l’ultime retour du Christ, à la fin des temps. Cet aspect ‘eschatologique’ donne au Sacrement eucharistique une dynamique qui met en marche et qui donne au cheminement chrétien le souffle de l’espérance »10. Il a aussi ces belles expressions sur le lien entre la célébration eucharistique et le Royaume futur : « Cette relation d’union intime et mutuelle nous permet d’anticiper, en quelque manière, le ciel sur la terre. N’est-ce pas là le plus grand désir de l’homme? N’est-ce pas cela que Dieu s’est proposé en réalisant dans l’histoire son dessein de salut? Il a mis dans le cœur de l’homme la “faim” de sa Parole (cf. Am 8,11), une faim qui sera assouvie uniquement dans l’union totale avec Lui. La communion eucharistique nous est donnée pour “nous rassasier” de Dieu sur cette terre, dans l’attente que cette faim soit totalement comblée au ciel. »11
L’espérance joue un rôle clé dans le dynamisme de la vie spirituelle. Fondée sur la foi, elle permet l’épanouissement de la charité. Elle purifie le cœur, selon la belle expression de Saint Jean: « celui qui a cette espérance se rend pur comme Lui-même est pur »12 . Elle permet donc de voir Dieu à l’œuvre. Elle est la source de toutes les grâces : comme le disait Saint Jean de la Croix (et cette parole ravissait la petite Thérèse): « on obtient de Dieu autant qu’on en espère »13. Dieu ne nous donne pas selon nos mérites, nos vertus, nos qualités, mais selon l’espérance que nous avons en Lui, selon notre confiance en sa miséricorde. C’est une liberté et une consolation immense de comprendre cela.
Puisse donc chacune de nos célébrations eucharistiques être l’occasion de manifester et de nourrir cette « joyeuse fierté de l’espérance »14 qui doit habiter le cœur de tout chrétien, selon la belle expression de la lettre aux Hébreux. Porter sur toute réalité un regard d’espérance, c’est peut-être le plus grand service que les croyants peuvent apporter au monde d’aujourd’hui.
1. Cf. Mt 6, 34
2. Carnet Jaune 6.8.4
3. Ps 23, 5
4. Ps 23, 6
5. Cf. Jean-Claude SAGNE
6. Mt 8, 13 ; 9, 29, etc.
7. 2 Co 9, 8
8. Père Jean-Claude Sagne
9. 1 P 5, 1
10. Jean-Paul II, Lettre Apostolique « Mane Nobiscum Domine », § 15
11. Idem, § 19
12. 1 Jn 3, 3
13. La nuit obscure, chap. 21
14. Heb 3, 6