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Les observateurs de la vie sociale constatent une certaine contradiction dans le monde actuel. Il y a d’une part la manifestation d’un besoin de plus en plus criant de reconnaissance. Chacun aspire à être reconnu, à sortir de l’anonymat, à faire parler de soi. Le rêve de devenir une célébrité n’a jamais été aussi fort. En témoignent le succès de la presse « people », la participation aux jeux télévisés, les concours de beauté, la course aux exploits sportifs et records de toute sorte, (publiés chaque année dans le Guinness, où l’on trouve des choses invraisemblables, comme des records d’ingestion de scorpions !), la prolifération des blogs. Dans un dessein de Sempé on voit un petit bonhomme dans une immense bibliothèque, aux rayons remplis jusqu’au plafond de milliers de volumes, s’appliquant à écrire en disant à un ami : « Je me suis décidé à rédiger un roman pour sortir de l’anonymat !».
Mais inversement toutes les institutions qui, autrefois, étaient en mesure de procurer à des individus une certaine qualification et reconnaissance, ont aujourd’hui du mal à jouer leur rôle. Dans la famille, la figure parentale est disqualifiée. L’école est décriée, les diplômes bac+5 ne donnent aucune garantie d’emploi. Le monde politique, l’Etat ainsi que ses « Légions d’Honneur » sont suspects. Le maintient à un poste de PDG dans l’entreprise dépend de l’humeur des actionnaires et des cours de la bourse plus que de la prise en compte du travail, et la pression qu’imposent les objectifs économique fait souvent de la vie professionnelle un lieu d’angoisse plus que de gratification. Les grades militaires n’intéressent plus grand monde. Quand à l’Eglise, et aux instances représentatives de la religion ou de la morale, on ne leur considère en Occident plus guère de capacité à valoriser un individu. La transgression est plus en vogue que la bonne conduite, et il y a longtemps que le curé n’est plus un notable.
On est devant ce paradoxe : une faim cruelle de reconnaissance, d’identité, mais en face il n’y a plus personne qui soit en mesure de conférer une reconnaissance, de valider une identité. Ne reste que l’opinion publique ou les médias, qui procurent une renommée éphémère, basée sur des valeurs superficielles et des modes passagères. Qui ne peut contenter vraiment personne…
La fragile reconnaissance affective.
Ce besoin de reconnaissance, inassouvi sur le plan social, est souvent renvoyé à la sphère privée, celle des liens interpersonnels. On constate un refuge dans la vie privée, dans une quête de chaleur affective ; on voit aujourd’hui comment les ados se collent les uns aux autres. On constate aussi une valorisation extrême de l’expérience amoureuse. Il est vrai que celle-ci a quelque chose de très beau : un visage acquiert, parmi tous les autres, une valeur unique à mes yeux, et, inversement, je deviens pour l’autre quelqu’un d’unique. Elle est le lieu d’une reconnaissance mutuelle, d’une appréciation (au sens étymologique : donner du prix) réciproque. Chacun acquiert une valeur immense pour l’autre. Découvrant l’autre, je suis révélé à moi-même. Cette expérience répond à un besoin profond, celui d’être aimé de manière unique. Mais elle est fragile, et ne tient pas toujours ses promesses. Si le besoin de reconnaissance se nourrit exclusivement de la relation affective, qu’en est-il lorsque le sentiment amoureux laisse place à l’indifférence, au rejet ? Tout s’écroule. Le besoin de reconnaissance exige un fondement plus solide que la simple intersubjectivité. Comment un être en fin de compte semblable à moi, fragile et imparfait, peut à lui seul me conférer une véritable reconnaissance ? Il faut qu’il soit la médiation d’un Autre.
La seule issue de ces paradoxes est la rencontre avec le Père. Lui seul est en mesure de fournir à chaque personne la reconnaissance dont il a soif. Lui seul révèle à chacun son identité véritable, dans le maximum à la fois de vérité objective et de tendresse subjective. L’approfondissement de la relation filiale avec Dieu génère dans le cœur de l’homme ce qui constitue en fait le noyau, à la fois solide et doux, de l’identité personnelle: une double certitude, la certitude d’être aimé et la certitude de pouvoir aimer. Les deux sont nécessaires, et ne trouvent leur fondement ultime que dans la vie d’enfant de Dieu réalisée par le don de l’Esprit.
La personnalité psychologique.
La soif d’identité se manifeste dans l’engouement pour la psychologie. La mode des tests par exemple. Toutes les revues féminines proposent de temps en temps à leurs lectrices de cocher une série de cases pour avoir la réponse à des questions cruciales du genre : « Quelle type d’amoureuse êtes-vous ? »
Mais les tests psychologiques, les plus affinés soient-ils, ne révèlent qu’un aspect en fin de compte superficiel de la personnalité, ils ne font jamais que vous placer dans une catégorie. On reste dans la classification, le général : on met dans une case ou on affecte un numéro, mais on ne peut pas accéder à ce qu’il y a de vraiment singulier chez la personne. Dans la recherche et la construction de l’identité, la psychologie a une utilité indéniable : elle permet de « déblayer le terrain », d’aider la personne à prendre conscience d’aspirations enfouies, ou de ce qu’il y a d’artificiel dans la construction de son moi (mimétismes, illusions, dépendances par rapport à l’attente des autres etc.) Mais elle ne donne pas accès à l’identité profonde de la personne.
Le Père qui fait de nous ses fils
Plus largement, dans le développement de l’identité personnelle les aspects humains sont bien sûr très importants, (découverte et mise en œuvre de ses talents et capacités, approbation par l’autre de ceux-ci) mais ce qui est décisif en fin de compte c’est la dimension spirituelle, l’instauration d’une relation vraie et profonde avec Dieu. L’accueil et le déploiement dans toute notre vie de cette Parole : « Tu es mon fils bien aimé, en qui j’ai mis tout mon amour ». Dieu, révélant son visage de Père, donne à l’homme de découvrir son propre visage.
La mise à jour de l’identité profonde est de l’ordre d’une véritable révélation. Se révélant comme créateur, sauveur, Père, Dieu révèle l’homme à lui-même. Il révèle à chacun ce qu’il a d’unique : l’amour unique dont il est l’objet de la part de Dieu, et aussi l’amour unique qu’il peut donner à Dieu et au monde, que personne ne pourra donner à sa place. Je ne serai ni saint François, ni mère Teresa, mais je peux aimer Dieu comme personne ne l’a encore jamais aimé, (comme l’ont désiré beaucoup de saints). J’ai une manière unique de porter en moi l’image de Dieu, de me laisser configurer au Christ et de porter du fruit.
Une chose est cependant à noter. Le processus par lequel une personne accède à son identité profonde, à une vraie connaissance de soi, de sa mission, de la grâce qui repose sur elle, est loin d’être toujours un processus tranquille et linéaire d’acquisition progressive de compétences, de qualités, etc. Il est souvent paradoxal, dans la logique de l’Evangile : il faut se perdre pour se trouver. Il passe par bien des épreuves, des échecs, des humiliations, des dépouillements douloureux, voire des chutes lamentables (comme St Pierre). Il passe par la mise en lumière de la pauvreté et de l’impuissance radicale qui sont notre lot. Cela est nécessaire afin que la partie artificielle et volontariste de notre identité, ainsi que la composante de présomption, d’illusion, de narcissisme, de recherche égocentrique de réalisation qui habite en chacun, soit radicalement éliminés. Le moi superficiel doit mourir pour que l’identité véritable se révèle. Paradoxalement, c’est en acceptant sa pauvreté qu’on découvre la merveille qu’on est aux yeux de Dieu. Il y a des couches profondes de misère qu’il faut avoir traversé pour découvrir le noyau intact et saint de notre personnalité, qui n’est autre que l’amour unique que Dieu nous porte, et l’amour unique qu’il nous donne, par pure grâce, la possibilité de déployer.
Celui qui, au cœur du font de sa pauvreté, ne cesse de chercher sincèrement Dieu et de répondre à ses appels, finira tôt ou tard par reprendre à son compte la parole du psaume 138 : « Je te rends grâce pour tant de prodiges, merveille que je suis, merveille que tes œuvres ».
Père Jacques Philippe. Article pour Feu et Lumière. Avril 2011.