Dans la première lettre de Saint Pierre, nous trouvons cette exhortation adressée aux anciens, les responsables de l’Eglise (en grec les « presbyteroi », ce qui a donné le mot « prêtres ») : « Les anciens qui sont parmi nous, je les exhorte, moi, ancien comme eux, témoin des souffrances du Christ, et qui dois participer à la gloire qui va être révélée. Paissez le troupeau de Dieu qui vous est confié, veillant sur lui, non par contrainte, mais de bon gré, selon Dieu ; non pour un gain sordide, mais avec l’élan du cœur, non pas en faisant les seigneurs à l’égard de ceux qui vous sont échus en partage, mais en devenant les modèles du troupeau» (1P5,1-4).

On trouve dans cette belle exhortation de Pierre une idée qui me semble très intéressante. Quand le chef des apôtres se réfère à sa propre qualité d’ancien, il ne la définit pas d’abord en termes de fonction ou de tâche dans la communauté. Il évoque en premier lieu une expérience spirituelle : l’ancien, c’est celui qui est « témoin des souffrances du Christ, et qui doit participer à la gloire qui va être révélée ». Comme si le rôle d’ancien supposait avant tout un double lien spirituel particulier, l’un avec la passion du Seigneur, l’autre avec la gloire future du Royaume.  Et c’est dans la profondeur de ce double lien spirituel que celui qui a une responsabilité dans l’Eglise trouve la force nécessaire pour être, à l’égard de ceux qui lui ont été confiés, un bon berger à l’image de Jésus, plein de sollicitude, d’humilité, d’amour désintéressé. C’est là qu’il puise sa charité pastorale. Je pense que ce message, s’il concerne spécialement les prêtres, intéresse aussi tous les chrétiens.

L’ancien est « témoin des souffrances du Christ ». Même s’il n’en a pas été le témoin visuel comme Pierre, l’ancien, l’homme qui a une vraie maturité spirituelle, est celui qui a compris en profondeur le mystère de la passion du Seigneur. Il a perçu quel amour ineffable a poussé Jésus à accepter les souffrances, les outrages et la croix. Il a compris quelle richesse inépuisable de miséricorde, de grâce, de guérison des cœurs est contenue dans les plaies du Seigneur. Dans la même lettre, Pierre évoque ces « meurtrissures dans lesquelles nous trouvons la guérison ». (2,24) L’ancien est quelqu’un qui se souvient de Jésus Christ, qui fait sans cesse mémoire de ses souffrances et de sa passion, et qui puise dans cette « mémoire » le désir d’imiter le Christ dans le don de sa vie pour ses frères, et le courage nécessaire, malgré ses faiblesses et sa pauvreté, pour se laisser peu à peu revêtir des sentiments même du Christ Jésus, pour reprendre l’expression de Paul. Comme saint Dominique qui implorait le Seigneur en disant: « Donne-moi un peu de cette amour qui t’a fait monter sur la Croix », et qui passait ses nuit à implorer la pitié de Dieu sur notre pauvre monde : « Ma miséricorde, que vont devenir les pécheurs ! »

Mais l’ancien est aussi quelqu’un qui vit dans la perspective de la gloire future, qui « fait mémoire » non seulement du passé mais aussi de l’avenir, qui porte en lui la certitude et comme un avant-goût du bonheur et de la gloire qui doit se révéler quand le Christ viendra. C’était le cas de Pierre, qui dans sa deuxième lettre évoque ce jour de la Transfiguration, où il était avec le Seigneur sur la montagne sainte, et a été témoin oculaire de la majesté divine, ce qui lui donne une grande confiance dans « la puissance et l’Avènement de Notre Seigneur Jésus-Christ »(2 P 1,16-18). L’ancien est habité par l’espérance du Royaume, il est quelqu’un qui communie dans la foi au monde nouveau qui doit se révéler, qui en pressent la splendeur et la beauté, et trouve ainsi une grande force intérieure. Ayant perçu avec les yeux du cœur cet « héritage qui nous est réservé dans les Cieux », il « tressaille de joie, même s’il doit être encore pour un temps affligé par diverses épreuves ». (1P 1,3-6)

L’activité de tout ministre du Christ s’enracine ainsi dans une double contemplation, une double communion pourrait-on dire : avec la Passion du Seigneur et avec la gloire du monde à venir.

Cette double contemplation s’exerce et s’approfondit de manière toute particulière dans la liturgie de l’Eglise. La méditation de la Parole de Dieu ravive en nous la mémoire du Christ, annoncé dans les prophètes et les psaumes, révélé dans les Evangiles. Elle nous fait aussi entrevoir la splendeur de la Jérusalem céleste, « belle comme une jeune mariée parée pour son époux ». (Ap 21,2) Cette contemplation trouve son intensité maximale dans la célébration de l’Eucharistie, qui est le mémorial de la passion du Seigneur, mais aussi le gage de la gloire à venir.

Il y a comme un abolissement du temps quand nous sommes à la messe : dans la foi, de manière cachée, mais pourtant absolument réelle, nous sommes rendus contemporains de la Croix du Christ. Exactement comme ceux qui étaient présents à cet événement, nous pouvons communier aux souffrances du Christ, nous pouvons être bénéficiaire des fleuves de pardon et de paix qui jaillissent de la croix. Comme le bon larron, nous pouvons être purifiés par le sang de l’Agneau sans tache, nous pouvons trouver notre nourriture et notre vie dans la miséricorde et l’amour de Dieu.

Mais c’est aussi au Royaume à venir que nous sommes invités à communier dans chaque célébration eucharistique. Dans le pain et le vin consacrés sur l’autel, le Royaume de Dieu est mystérieusement mais réellement présent dans toute sa plénitude et sa richesse, et nous y avons accès par la foi. Anticipation de la gloire céleste, l’Eucharistie rend présent ici-bas ce monde nouveau auquel nous aspirons tous, ce royaume de paix, de concorde, d’amour, de douceur et de beauté qui est l’objet de notre espérance. Nous pouvons en recevoir comme un avant-goût, qui nous fait désirer encore davantage et dire : « Marantha ! Viens Seigneur Jésus » « Que ta grâce vienne et que ce monde passe ! » comme dit l’antique prière de la Didachè.

Chaque Eucharistie, si elle est vécue dans une foi vive et une prière fervente, nous fait goûter combien le Seigneur est bon, combien il est doux de le louer et de l’aimer, de vivre en sa présence, et de partager tous ensemble la même vie et le même amour. Elle nous fait aspirer à ce que le voile des apparences se déchire, et que la réalité glorieuse cachée dans l’humilité des espèces sacramentelles soit enfin manifestée à tous les regards.

L’Eucharistie nous transporte véritablement dans le ciel. Non pas pour nous faire fuir les réalités de ce monde, mais pour nous donner une espérance solide, nourrir notre charité, et ainsi nous obtenir le courage nécessaire pour assumer les responsabilités et les combats de la vie présente.

Voila la véritable condition de l’ancien, la véritable maturité spirituelle : la foi profonde qui fait communier intimement à la passion du Seigneur et à la gloire du monde à venir. C’est cette communion qui donne à la vie présente toute son intensité et sa fécondité. Cela était fortement vécu par la première génération chrétienne. Elle était encore toute proche des événements de la vie du Seigneur, et attendait comme imminente sa venue en gloire, venue qu’elle savait pouvoir hâter par sa prière et son désir; les célébrations étaient ainsi marquées par une ferveur extraordinaire, et donnaient à l’Eglise un grand courage apostolique.

C’est peut-être moins facile pour nous, après deux mille ans d’histoire et avec une certaine perte du sens eschatologique. Mais je crois que l’Esprit nous invite aujourd’hui à retrouver la même intensité spirituelle, la même proximité mystique avec la Croix et la Gloire, en particulier dans nos liturgies. Faisons en sorte que nous célébrations nous fassent vraiment communier par une foi intense au mystère du Christ livré pour nous et à la splendeur du Royaume à venir, pour un renouveau de l’espérance et de la charité.

Père Jacques PHILIPPE, pour Feu et Lumière